Le lezard

LE LEZARD DANS LE BUFFET
De Christian MORIAT
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CHAPITRE 1
LA « BONNE NOUVELLE »
« CANCER !!! TU AS LE CANCER ! » Le mot m’a réveillé en pleine nuit. Je me suis dressé sur mon lit. Les coudes en appui. Le regard en direction du plafond. Comme un noyé cherchant sa respiration. Il faisait noir pourtant. Mais le mot a jailli dans la chambre. Comme un panache de Hier pourtant, quand le professeur Denisch m’a annoncé la nouvelle, je n’ai pas réagi. « Sur les douze prélèvements effectués lors de votre biopsie, a-t-il fait en regardant le plafond, les deux derniers - hélas ! - présentent une tumeur cancéreuse. » C’est ma femme qui a mal encaissé la nouvelle. Knock-out, elle était. Comme si elle avait reçu un coup de poing dans l’estomac. Des larmes ont roulé le long de ses joues. Je l’ai bien vue. Je la regardais à ce moment-là. Elle m’a fait pitié. Pour un peu, c’était moi, le malade, qui allait la consoler. Mais je n’ai pas pu. Le spécialiste a continué sur sa lancée… Elle est comme ça Anna. Elle ne vit que dans le présent. Elle n’anticipe pas. Tout le contraire de moi. Elle est à l’image de ces paysans, dont parlait Montaigne, qui ne se couchent que pour mourir. « Il ne faut pas appeler la maladie », qu’elle me répète souvent. « Il ne faut pas. Sinon, De ne pas en parler, il n’empêche que ça ne l’a pas empêchée de venir ! Mais Anna, c’est vrai que c’est une fille de petits paysans polonais. Polonais de la Pologne profonde. Maintenant, en France, les femmes de cultivateurs ne Quant à moi, j’ai reçu la nouvelle sans broncher. Puisque je m’en doutais. J’avais déjà connu quelques alertes. Ramadin, mon médecin traitant, avait alors expliqué à ma femme : « Il n’a rien. Il se fait des idées. » Neuf fois sur dix, quand il prononçait un diagnostique, vous pouviez être sûr qu’il se trompait. Il suffisait tout simplement d’en prendre le contrepied. C’est ce que j’ai fait. Je savais donc à quoi m’attendre. Il avait déjà dit la même chose à deux ou trois de ses patientes. Depuis, elles étaient Ah ! S’il avait déclaré à Anna : « Si, si. C’est très grave, » cela n’aurait pas été pareil. Tel n’était pas le cas. Malheureusement pour moi. Il avait déclaré à Anna que je n’étais pas médecin et que je voyais tout en noir. « A chacun son boulot ! » Oui. C’est ça qu’il lui avait dit. « A chacun son boulot »… Tu parles d’un boulot ! Il avait pourtant reçu une lettre du professeur lui demandant de me suivre. Ca faisait bien cinq ans qu’il l’avait rangée dans mon dossier. A se demander s’il l’avait lue… Quand je lui ai suggéré : « Il faudrait peut-être me faire faire une prise de sang. C’est ce qu’avait préconisé le Docteur Denisch… », il a enfin commencé à réagir. Il était temps. Au bout de cinq ans ! C’est Châtel, mon voisin, qui m’avait conseillé de le pousser. « Si vous ne prenez pas le taureau par les cornes, Ramadin ne bougera pas », qu’il m’avait dit. « C’est pour ça que je l’ai quitté. Il est trop gnangnan. » Mais pour Châtel, c’est trop tard. Il n’y a plus rien à faire. Il a un cancer mal soigné. Pour l’instant, même s’il en souffre, ça ne l’empêche pas de faire son bois pour l’hiver. Par contre au foot, il n’y va plus. C’est qu’il faut aller à Auxerre. Maintenant, ça lui fait trop loin. Même en voyageant avec des copains. Depuis je fais des cauchemars. Je me croyais blindé. C’était faux. Je croyais que le plus dur c’était d’entendre la confirmation de mon état supposé. Je m’étais trompé. La nuit, les chats noirs me rattrapent. Mon grand-père a eu un cancer. Mon père et mon beau-frère aussi. Je les ai vus souffrir sur leur lit. Le teint aussi pâle que leurs draps. D’ailleurs, à la fin, il ne fallait pas être devin pour comprendre que les draps allaient Alors, je me dis : « A ton tour à présent. Ils t’ont montré la voie. Sois digne. Même si C’est qu’il ne faut pas se laisser emmerder pour si peu de chose ! Non mais des fois ! « Et surtout, pense à Raymond ! » Raymond. Mon vieux copain Raymond… Un petit homme tout maigrichon, qui faisait son jardin à côté de chez nous. La maladie l’avait à ce point desséché qu’il avait tout du merlan frit. Il ne lui restait plus que la peau sur les os ! « Un jour, le vent va finir par le faire envoler », avait prédit Anna. Mais la mort avait soufflé plus fort que le vent. Un beau jour, on ne l’a plus revu dans son jardin. On n’en avait même rien su. Et il était parti, comme il avait vécu. Sur la pointe des pieds. En toute discrétion. Autrefois, j’allais à la communale avec lui. A cette époque-là, il n’y pensait guère. Quand on jouait aux billes ou à chat perché. Mais lui, c’était un cancer généralisé, qu’il avait. Quand il allait en salle de soins, il me racontait qu’il devait s’accrocher à la table. Comme je te l’ai dit, on a appris sa mort longtemps après. C’est sa cousine, Bernadette qui nous l’a dit. Elle habite de l’autre côté de la rue. « Je croyais que vous le saviez, » qu’elle s’était excusée. On n’a même pas pu aller à ses obsèques ! De toute façon, il n’y en a même pas eues, à ce qu’il paraît. Vu qu’il n’avait pas de famille. A part Bernadette, qui est allée le voir une fois, au funérarium. Quant à sa sœur, avec laquelle il ne s’entendait pas, n’en parlons pas ! Elle qui n’allait déjà pas le voir de son vivant, ce n’était pas pour aller le voir sur son lit de mort ! Il s’est fait incinérer. Ses cendres ont été éparpillées par là. Dans un champ, paraît- il…. Ca n’a pas dû faire beaucoup d’engrais ! Il était si maigre ! Toujours aussi discret « Totoche». C’est comme ça qu’on l’appelait quand il était gamin. Ne me demandez pas pourquoi. Le nom lui était resté. C’est tout. Pauvre Totoche ! Il était brave. Mon Dieu ce qu’il était brave ! Ce n’est pas parce qu’il n’est plus là que C’est vrai. C’est quand vous êtes au cimetière qu’on vous pare de toutes les vertus. On aurait même tendance à en rajouter. Mais avec lui, ce n’était pas difficile. Il n’avait que des qualités. Sauf qu’il était d’un caractère un peu « réac ». Avec lui, il ne fallait surtout pas le brancher sur la politique. Sinon, il piquait des colères folles! Un jour que le jour de France est passé au village, j’avais eu le malheur de lui « Tu te fous de moi ? qu’il s’était emporté. Tous des pourris. Des drogués. Des trop- payés. Tiens, c’est comme le gouvernement. T’as vu Sarko ? Comme il a trouvé qu’il ne gagnait pas assez, il s’est auto augmenté. De 172% …! Non mais, tu te rends compte ! Qu’un jeune aille piquer dans la caisse de son patron ! Tu vas voir ce qu’on va lui dire ! Mais lui, Sarko, il peut. Parce que c’est le Chef. En plus, c’est les caisses de l’état. C’est tes sous et c’est les miens…. Alors, vas-y ! Sers-toi ! On ne te dira rien. Après, il va t’expliquer qu’il faut se serrer la ceinture ! Parce qu’il y a un trou à la sécu et qu’on ne peut plus payer les retraites ! Tous des saligauds, je te dis ! Les coureurs comme les politicards !» C’était tout Raymond. Maintenant, où il est, il est bien tranquille. Au ciel tout le monde est au même niveau. Plus de fric ! Plus de privilèges ! Tous en calebars ! Mêmes les anges ! Et son jardin que le maire voulait lui racheter pour agrandir son lotissement ! « Peut toujours courir ! Jamais il l’aura, le grand con. » Le « Grand con », c’est le maire-conseiller général de Blanville. C’est comme ça qu’on l’appelle dans l’intimité. Mais chut ! Il ne faut pas le lui dire. Il ne le sait pas. Du moins pas encore. Mais avec toutes les conneries qu’il fait, ça ne va sans doute pas tarder. Maintenant que tu n’es plus là, mon pauvre Totoche, ton jardin, ce n’est pas dur de deviner ce qu’il va se passer. Ta sœur va en hériter. Elle le refilera au « Grand Con ». Et tout en sera dit. Ce qu’il aurait fallu, c’est emporter la terre avec toi. Mais ça c’était une autre paire de Tiens, au fait ! Comment ça se fait que tes cendres n’ont pas été dispersées dans ton jardin ? Comme ça, tu serais resté pour surveiller ! Allez, courage ! Pense à Raymond, qui s’est bien battu. Héroïque qu’il a été. Et Même s’il n’a pas eu le dernier mot avec cette saleté de maladie. Lui, au moins, il ne Non mais ! Pour qui elle se prend cette carogne ? Et en plus, elle a le culot de venir me retrouver dans mon lit, la nuit. La drôlesse ! Histoire de me flanquer la trouille. Tâter un peu le terrain. Des fois que je sois « prenable ». De toute façon, il ne faut pas que je me fasse d’illusions. Elle m’aura un jour. Comme tout le monde. C’est sûr. Mais le plus tard possible. Par contre, le jour, elle me fuit. Elle a bien trop peur que je lui mette mon pied au cul. C’est qu’elle ne s’y fie pas trop avec moi. Elle sait que de l’aube au crépuscule, elle n’est pas de taille. Par contre, c’est dans l’autre sens que je pourrais me laisser surprendre. Ce qu’il faudrait, ce serait de ne pas m’allonger du tout. Ou alors, de faire semblant de dormir. Puis ! Au moment où elle vient se glisser dans mes draps. Hop ! J’allume. Et je me barre faire un tour en voiture. C‘est Anna qui se poserait des questions aussi… Elle se demanderait si j’ai bien toute Tiens, à propos de « tête » ! C’est ce que j’ai expliqué à Ramadin : « J’ai un cancer. C’est bien. Mais je préfère avoir ça plutôt qu’une maladie mentale. -Sans doute, » qu’il m’a répondu. « Sans doute ». Mais je voyais bien qu’il s’en foutait du tiers comme du quart. De ce que je lui racontais. Lui, il n’était pas malade. Alors, il pouvait bien tomber des grenouilles. Il n’était pas concerné. De toute façon, maintenant, tout le monde se fout de tout. Et il n’y aura bientôt plus de médecin. Déjà que c’est la galère pour avoir un plombier ou un électricien ! Comme me confiait un copain : « En ce moment, ‘y a rien qui va. Alors, un peu plus Il a raison, le copain. Il faut être fataliste. Vivre au jour le jour. Un peu comme Anna. Qui est aux petits soins après moi. Comme si j’étais un blessé de la dernière guerre. Ca me fait quand même tout drôle d’avoir un cancer. D’avoir une bête qui me ronge Une fois j’ai vu un grillon se faire bouffer par des fourmis. Elles entraient dans son corps comme dans un moulin. Lui passant par le cul pour ressortir par la bouche. Nettoyé le grillon ! En deux temps trois mouvements. A la fin, il ne lui restait plus que la peau. Une fine membrane transparente. Ca ne servait à rien d’ailleurs qu’on puisse regarder à l’intérieur. Puisqu’il n’y avait plus rien à voir ! Le cancer, il me fait le coup du grillon. Mais, je ne vais pas me laisser bouffer comme Il n’empêche que ça me fait tout bizarre d’être habité par un intrus. D’être deux dans un seul corps. Si ça continue, il va y avoir crise du logement. Il faut quand même être drôlement gonflé pour venir squatter le corps d’un autre. Surtout sans lui demander son avis. Je me disais aussi que j’avais pas mal grossi ces derniers temps. C’est peut-être mon cancer qui prend toute la place ? Ote-toi que je m’y mette ? Pas grave. Je vais perdre des kilos après l’opération. A moins qu’on me fasse des rayons… ? Opération ou rayons… ? Hier, le spécialiste m’a dit qu’il ne savait pas encore. « Vous avez un cancer qui évolue lentement. Ca nous donne le temps de réfléchir. avait-il expliqué, devant une Anna médusée. D’abord, on évalue l’espérance de vie. Selon que l’on est un homme ou une femme. Grosso modo, elle est actuellement de 78 ans pour les hommes et de 84 pour les femmes. Vous avez… Rappelez- moi votre âge. -62 ans au mois de mars. - On est au mois de mai. Ca vous fait donc 61 ans…. Vous en avez encore pour 17 ans à vivre…. 17 ans…Je pense que ça vaudrait le coup de tenter l’opération. Je vous proposerais bien les rayons. Une bonne trentaine de séances. Dans un premier temps. Ce n’est pas douloureux. Ca dure deux minutes. Mais si on passe les rayons et qu’après il y ait récidive, on ne peut plus opérer… Enfin, on va voir. En attendant, vous allez passer un scanner et une IRM. Comme ça on sera fixé. A l’issue des résultats. A peu près dans un mois vous prenez un rendez-vous avec moi. Pas avant. » Et il nous avait expédiés manu militari auprès de sa secrétaire. Pour prendre les Toujours en train de courir le Docteur Denisch. Ou de sauter sur place, d’un pied sur l’autre. En fourrageant dans les tiroirs de son bureau pour y chercher des papiers qu’il ne trouvait généralement pas. Heureusement que sa secrétaire est derrière lui. C’est toujours elle qui retrouve les dossiers égarés. « Il y a quelque chose que je n’aime pas chez lui, me dira Anna. Plus tard, en sortant. Quand il parle, il ne regarde jamais en face ! -Pas facile d’annoncer à quelqu’un qu’il a un cancer, aussi ! » C’est vrai. Mais chose rare chez lui, pour une fois et pour nous apprendre la « bonne nouvelle », il s’était assis, derrière son bureau. De profil par rapport à nous. Comme un acteur pas sûr de lui. L’œil fixé vers les coulisses. Au cas où il aurait un trou. « Peut-être, avait conclu Anna. Mais ce n’est pas poli. » Moi, ce que je n’avais pas trouvé poli, c’est qu’à ma biopsie, il m’avait enfoncé un énorme appareil métallique dans le rectum sans m’endormir. « Ca ne rentrera jamais ! » que j’avais pensé… Mais le comique de la situation – assis dans un fauteuil, les jambes en l’air et écartées, comme si j’allais accoucher – avait tempéré ma peur. Et ce malgré le seau plein de coton et de pansements stériles ensanglantés, qu’une jeune infirmière n’avait pas eu le temps de retirer avant mon arrivée… Cadeau du « candidat » précédent. Je venais d’avoir une idée exacte de ce qu’il m’attendait! Et j’imaginais alors les patients du Docteur Denisch sortant du bloc opératoire, avec des derrières rouges comme des macaques et filant à l’anglaise le long des couloirs du CHU, les jambes arquées comme des gosses qui auraient abusé du youpala. « Ne craignez rien ! avait prévenu mon tortionnaire. Ca fait du bruit à chaque prélèvement. Allez-y ! Comptez avec moi… ! Et d’un… ! -Wouahouu ! -On t’a entendu crier, » commentera plus tard une Anna amusée. « Qu’est-ce que tu es Et devant Estelle, qui s’était étranglée de rire, je lui avais répondu que je ne savais pas si j’allais être capable de m’asseoir un jour. CHAPITRE 2
PREMIERS RENDEZ-VOUS
Bon sang ! Ce qu’il est compliqué le Centre Hospitalier des Hauts Clos. Il y a de quoi s’y perdre. Quand on m’a fait ma biopsie, on m’avait fourni un plan. C’était à n’y rien comprendre. La secrétaire du spécialiste, ça l’avait énervé. Après m’avoir expliqué, elle m’avait fait répéter ! « Vous sortez dans la cour d’honneur…. Répétez après moi… Vous sortez dans la cour d’honneur… -Je sors dans la cour d’honneur. Je monte les escaliers… ? -Non ! qu’elle avait fait, excédée. Vous ne prenez surtout pas les escaliers !» Autrefois, c’était comme ça. Malades ou simples visiteurs, on montait les escaliers. Mais ça, c’était autrefois. Elle est trop jeune. Elle ne peut pas savoir. J’aurais aimé lui dire que j’avais déjà été hospitalisé pour des calculs rénaux. En 71 exactement. Puis lui dire aussi qu’à chaque fois que j’allais rendre visite à un malade, mon beau-frère par exemple- la fois où il avait plongé sur des piquets, au déversoir d’Arcis. Il avait bien été arrangé! - et bien, je prenais les escaliers. Mais ça c’était avant. Elle ne comprendrait pas. Les jeunes font toujours comme si « avant » n’avait jamais existé. Il n’empêche qu’ «avant » c’était bien plus simple. Aujourd’hui, on complique tout. « Vous sortez dans la cour d’honneur. Vous passer sous une véranda en verre. C’est marqué Urgences. Vous continuez. Vous prenez à droite. En direction de la Maternité. Au pavillon de la Mère et de l’Enfant. Vous tournez à gauche. Vous passez sur une passerelle. Les parois sont en verre. Vous tournez à droite. Vous traversez encore une passerelle en verre. Vous verrez, il y a une route qui passe dessous. Vous allez tout droit. Vous tournez à gauche. Il y a une porte. Elle donne sur un couloir. Vous suivez le couloir jusqu’au bout. Vous ouvrez une seconde porte. Et là vous êtes arrivé. Vous vous trouvez dans la salle d’attente du bloc opératoire. Il n’y a plus qu’à vous asseoir et à attendre… Répétez… ! » Un vrai GPS la secrétaire du Docteur ! « Répétez encore une fois, insiste-t-elle, en lançant un clin d’œil à l’intention de sa jeune collègue, qui vient tout juste d’entrer dans le service. Comme ça on va voir s’il a compris… » Visiblement, elle se paie ma tête. La gueuse ! Elle me croit atteint de sénilité précoce. « Je sors dans la cour. Je ne prends pas l’escalier d’honneur. J’entre dans une véranda où c’est marqué Urgences. Je…je… Je ne sais plus… - Déjà ! Je… , je… fait-elle en soufflant comme à un élève qui n’aurait pas bien appris sa leçon et à qui on ne voudrait pas mettre un zéro. Je…Un petit effort. Vous n’allez pas moisir aux Urgences ! JE… JE CONTINUE… ET JE… JE PRENDS A DROITE…. C’est pourtant pas compliqué. Bon sang de bonsoir ! » Le ton commence à monter. J’ai de la chance d’être français. Comment font les « Après tout, si vous ne savez pas, Vous avez une langue, achève-t-elle, vaincue. Vous demanderez ! Tenez, votre prochain rendez-vous, ajoute-t-elle encore en me tendant une feuille verte. Derrière, il y a le plan des locaux…. Lisez voir votre prochain rendez-vous ! -Que je lise mon prochain rendez-vous ? -Oui. Lisez-le ! Décidément, elle me prend vraiment pour un demeuré ! « Pourquoi faire ? Puisque c’est marqué sur votre convocation ? -Lisez-le ! s’énerve-t-elle. C’est pour voir si vous avez compris. -Mardi 30 août à 10 heures. -A la bonne heure ! conclut-elle, ravie de ne pas avoir à me mettre le zéro pointé qui me pendait au nez…. Et tâchez d’arriver un quart d’heure avant ! -Il faudra que je passe encore au guichet des consultations externes ? -Naturellement. Sinon, comment voulez-vous êtres remboursé par la Sécu? Et n’oubliez pas votre carte vitale et votre carte d’identité ! » C’est pareil, autrefois, on procédait aux formalités en sortant. Jamais en entrant. Et on n’avait pas besoin d’apporter de cartes d’identité ! Mais je préfère me taire. Elle finirait par croire que je lui en veux. C’est curieux que ce qui nous semble si difficile, à nous, les anciens, paraît si facile aux jeunes ! Il est vrai qu’ils sont plus habitués au bordel que nous, puisqu’ils sont nés dedans ! « En cas d’impossibilités, veuillez prévenir 48 heures avant, a-t-elle encore le temps d’avertir. -Ce serait malheureux que je ne prévienne pas ! -Ca arrive. C’est plus fréquent que vous ne le croyez. Alors, on réserve le bloc opératoire. On mobilise toute une équipe et au moment de la biopsie… Personne ! -Je n’oserais jamais. -Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ! Tout le monde n’est pas comme vous. Allez ! Au 30 Août ! -Au 30 Août. » Cette fois au secrétariat du scanner, c’est plus facile. D’autant plus que la secrétaire du professeur m’a accompagné. Le docteur le lui a demandé. Des fois que je me perde. « Nathalie ! Un nouveau client pour toi. Tu as de la place ? qu’elle a fait la secrétaire. -Vendredi… -Je préférerais un mercredi, coupe ma femme. C’est le seul jour où je ne travaille pas. J’aimerais venir avec lui. -Disons jeudi 9 Septembre alors. -J’aurais aimé un mercredi…risque encore une fois Anna. -Alors, disons mercredi 15. -D’accord. - Nom… Prénom…. » « A quelle heure ? demandé-je. -Je ne peux pas vous indiquer d’horaire aujourd’hui. Je n’en sais rien. De toute manière, vous allez recevoir un courrier. Ce sera marqué dessus. En plus, on vous indiquera comment vous devez procéder. Cela nécessite une petite préparation. Mais, avant, il faut vous faire faire une prise de sang. Pour connaître le taux de créatinine. Comme ça on saura s’il faut vous injecter une coloration pour le scanner. -Je la fais où la prise de sang ? -Dans un labo. Ou ici. Dès maintenant. Si vous voulez. -Je ne suis pas à jeun. -Pour la créatinine, aucune importance. -C’est où pour les prises de sang ? -Vous prenez la porte derrière vous, m’indique la secrétaire du spécialiste. -Celle-là ? -Non. L’autre. Vous arrivez dans un couloir. Vous… » J’ai l’impression que l’histoire se répète. « De toute façon, si vous ne savez pas, vous demanderez. -Et l’IRM ? -C’est ici aussi. Le bureau d’à côté…. Sylvie… ! Un nouveau client pour toi. -Je sais. J’ai entendu. Mais je ne peux pas fixer de rendez-vous aujourd’hui tant qu’on n’aura pas les résultats de la prise de sang. Dès qu’on les recevra et dès que ma collègue aura fixé une date pour le scanner, j’en fixerai une pour l’IRM. Ne vous tracassez pas, ma dit-elle, en voyant mon air contrarié. On vous préviendra par courrier. -Le mercredi de préférence, insiste Anna. -Entendu. En plus, il y aura un questionnaire à remplir et du matériel à vous procurer en pharmacie. Je ne vous ai pas demandé. Etes-vous claustrophobe ? -100%. J’évite tout ce qui est ascenseurs et souterrains. -On vous donnera de l’atarax. -Je prends déjà du Lysanxia. -C’est plus fort. -J’espère, car j’avale le lysanxia comme si c’étaient des boules de gomme. J’y suis tellement habitué ! Ca fait des années et des années que j’en prends. -Ne vous faites pas de soucis. Tout va bien se passer. -Vous avez intérêt à lui donner quelque chose de puissant, insiste Anna. Il n’a pas de sommeil. -Peut-être un bon coup sur le casque. C’est peut-être le seul moyen efficace pour me faire dormir », ajouté-je. Histoire de détendre l’atmosphère. Mais je n’en mène pas large. Je me demande comment je vais supporter l’examen. Je Je me souviens qu’une fois on m’avait déjà fait passer un scanner. A peine installé, j’étais redescendu de la table. Tout de go ! L’infirmière sidérée, m’avait mis à la porte. Je ne dus qu’à l’intervention du médecin de faire une nouvelle tentative. Réussie celle-là. Avec des paroles simples, il avait su me raisonner. Contrairement à l’infirmière. De toute façon, dès que je l’avais vue, je savais que ça n’allait pas « coller » avec elle. C’est vrai. Il y a des personnes qui ont le sens du contact. Contrairement à d’autres. « Vous assommer ? répond la secrétaire en souriant. Le remède serait pire que le mal ! » Je me souviens ce qu’avait dit le professeur Denisch : « Monsieur Bariot, vous nous compliquez la tâche ! S’il le faut, on vous fera une anesthésie générale. Tant pis vous serez hospitalisé une journée. J’ai de la place dans mon service. » « Vous le connaissez mal, Docteur. J’ai été obligé de changer de chambre tellement il dormait mal. Ce n’est pas un malade qui sera facile à soigner. J’aurais préféré que ce soit moi. » Et là, on avait ri, avec Estelle, ma fille aînée. Le soir au téléphone. « Tu vois Maman passer à la radio pour une prostate ? » Mais au secrétariat, il n’était plus question d’anesthésie. Encore bien moins d’hospitalisation. J’espère que je vais être raisonnable. Et que l’atarax suffira… D’autant plus que c’est un anxiolytique que je ne connais pas. « Qui est-ce qui commande? s’était exclamé Anna. Ton corps ou toi ? » C’est vrai qu’avec mon corps je n’arrive pas toujours à me faire obéir. Il n’en fait qu’à sa tête. S’il a le malheur de se rappeler d’un médicament qu’il connaît, hop ! Il n’en veut plus. Il se méfie de ce que je lui donne. Par contre il récupère toutes les saloperies qui passent à sa portée. Les grippes qui traînent l’hiver, les angines, les gastros, les nez qui coulent, les migraines et les yeux qui pleurent, c’est toujours pour bibi lolo. Quand un cancer a croisé sa route, mon corps a dû dire : « Mais entrez donc ! Prenez les patins ! Et faites comme chez vous ! » Il ne s’est pas méfié. Il a fait le ballot. Il l’a laissé entrer. Sans me demander mon avis. Me voilà bien avancé maintenant. Ce n’est pas le tout. Il va falloir qu’IL dégage. Et plus vite que ça ! Seulement, ce ne sera pas sans mal. Je sens que je vais en baver. « Je suis douillet, » ai-je précisé à l’infirmière du labo, dès que je l’ai vue arriver avec C’est vrai. Je préfère prévenir. « Vous êtes douillet mais vous ne criez pas ? » fait ma piqueuse en riant. Je me demande comment elles font les infirmières des labos ? Des journées entières à piquer les gens. Et heureusement encore qu’après avoir piqué, elles pensent à retirer les aiguilles ! Sinon, imaginez un peu à quoi les malades ! Ils ressembleraient à de véritables pelotes à épingles. Les infirmières du labo… de vrais vampires. Et ça les fait marrer ! Et vas-y que je te Quand c’est dans le bras comme moi. A la limite, je comprends. Mais dans le cul ! On me paierait cher. Sans compter qu’il y a à boire et à manger là-dedans. Et il y a certains culs qui vous feraient avoir des cauchemars. « Pourquoi vous me dites ça ? fais-je à ma piqueuse. -Parce que tout à l’heure, j’ai eu une jeune noire. Je n’avais pas commencé à la piquer explique -t-elle qu’elle s’est mise à hurler ! Comme si je la torturais. Elle a révolutionné tout le service. Tout le monde est venu voir ce qui se passait. -Moi j’ai la souffrance muette. - Tant mieux. …Asseyez-vous, remontez votre manche. Tendez votre bras. Serrez… -Déjà ? m’étonné-je la tête tournée vers l’ouest. -Un petit coton et c’est terminé. -20 sur 20. Je n’ai rien senti. Ce n’est pas comme les infirmières de Blanville. Vous ressortez de chez elle, les bras aussi noirs que des Sénégalais. » C’est vrai. Des prises de sang j’en ai eu beaucoup. Mais des piqueurs et des piqueuses qui ne font pas mal, je n’en connais pas beaucoup. Celle-ci et un Vietnamien. C’est que les Asiatiques, ils ont le chic pour la piquouze ! « Vous reviendrez me voir, me dit-elle, sourire aux lèvres. -Quand on n’aime on ne compte pas, » fais-je l’air bravache tout en sautant prestement du fauteuil. Pas fâché d’en avoir terminé. Tout en redescendant ma manche de chemise. Je n’avais qu’une hâte, c’était de regagner Blanville au plus vite. J’ignorais alors que je n’étais pas au bout de mes peines. Et que le Centre Hospitalier des Hauts Clos, j’allais bientôt le connaître comme ma poche ! CHAPITRE 3
CE BON DOCTEUR RAMADIN
Ce matin, j’ai rendez-vous avec Ramadin. C’est lui qui doit monter mon dossier de prise en charge à la sécu. Quand je vous disais que je suis un grand invalide de guerre ! Autrefois, c’étaient les spécialistes qui s’acquittaient de cette tâche. Mais depuis Chirac, ce travail est dévolu aux généralistes. Cela ne change pas grand’ chose pour moi. A part le paiement d’une consultation supplémentaire ! Il n’empêche que c’est une démarche qui compte. Quand mon père a été pris à 100%, à l’époque, je m’étais dit que pour lui, ça sentait le roussi. Cette fois, c’est à mon tour ! Et pour que la sécu accepte de me prendre à taux plein - Surtout avec le trou abyssal qu’elle présente ! - Cela prouve que pour moi aussi ça devient sérieux. J’ai préféré rencontrer mon médecin traitant tôt le matin, car il n’est jamais en avance. Surtout le soir. Si vous avez un rendez-vous à dix-huit heures, vous ne passez jamais avant 19 heures 30 ou 20 heures. Je regarde ma montre dans la salle d’attente. 45 minutes de retard. Ca promet. Au moment où je commence à le maudire, une porte s’ouvre. « Comment ça va ? fait le Docteur Ramadin. -Très bien, » répliqué-je en frimant. Qu’est-ce que vous voulez que je lui dise… ? Comme je sais qu’il s’en fout. « Très bien ? insiste-t-il d’une drôle de voix… Comme s’il avait mal entendu. -Vous avez reçu une lettre du Docteur Denisch ? Vous savez pourquoi je viens ? -Oui. … Non… balbutie-t-il. -Je ne comprends pas. Il m’avait dit de prendre rendez-vous avec vous. Pour monter le dossier de prise en charge pour la sécu. Il m’a dit qu’il vous écrirait…. Enfin… Il ne vous a pas dit que j’avais un cancer ? -Si, si. Il me l’a dit. Bon. Le dossier pour la sécu, je vais vous le faire. Mais, quand l’avez-vous vu le Docteur Denisch, pour la dernière fois? -Le 30 Août. -J’ai reçu un courrier de lui le 2. -Enfin… ce n’est pas possible, fais-je désarçonné. Déjà qu’il faut compter trois semaines pour avoir les résultats d’une biopsie ! -Alors, je dois me tromper. Ca doit être le 18 qu’il m’a écrit. -Quand même… Enfin, je ne comprends plus. Il vous avertit de mon cancer le 18 août et il a attendu le 30 pour me l’annoncer ? En plus, il me conseille d’attendre encore 8 jours avant de venir vous voir. Paraît-il, pour lui laisser le temps d’écrire sa lettre ? » Qui ment ? Le docteur Ramadin peut-être, car la lettre de son collègue ne figure même pas dans mon dossier. Il l’a pourtant cherchée. En vain. Comme quoi, ses dossiers sont bien à jour ! Décidément, avec un Charlot pareil, je suis entre de bonnes mains. « Voilà, me fait-il encore en me tendant une enveloppe bleue. Ca fera 22 euros. » Et toujours ce manque d’information. De « je-m’en-foutisme », serais-je tenté de dire. « Je l’adresse à qui ? A la MGEN ? questionné-je. -Non. A la CPAM. Vous voulez que je marque l’adresse… ? » Ce serait la moindre des choses, car, le fameux dossier à monter n’a pas pris une minute ! A 22 euros la minute ! Je veux bien être médecin ne serait-ce que 10 minutes par jour ! « Ca doit être rue… rue… je ne me souviens plus très bien. » Pendant qu’il cherche, je prépare ma carte Vitale – la bien nommée. Et le compte juste, car il n’a pas de monnaie. Les toubibs, ont toujours la sale manie de nous jouer un remake des Misérables. Je ne comprends pas. Ils n’ont jamais de monnaie. Il est vrai qu’à force de brasser des gros billets… « Voilà ! Et ne vous faites pas de soucis ! Des gens qui ont des cancers de la prostate, il y en a plein les rues ! Mais ils ne vous le disent pas. Allez… ! Ce n’est pas gravissime. » Je me rappelle qu’une fois mon père s’était fait vertement engueuler par un toubib pour être venu le déranger à l’Hôpital. Pensez ! On ne dérange pas un professeur comme cela ! Oh ! Il y a bien longtemps. Plusieurs années après lui avoir flanqué des aiguilles de radium sous la langue, avant de le lâcher en pleine nature, sous prétexte qu’il était tiré d’affaire. Cette fois-là, il ne se sentait pas bien. Il craignait une nouvelle offensive de son ancien cancer. Un peu comme ces volcans qu’on croit éteints alors qu’ils ne sont endormis que d’un œil. « Vous n’avez rien, que je vous dis ! Rien de rien. Votre cancer c’est fini, n- i ni ! Parti…disparu… enlevé votre cancer. Votre gorge, elle est toute neuve maintenant ! Alors, vous n’allez pas venir m’ennuyer tous les quatre matins, dès que qu’un aphte vous pousse sous la langue ! » Le pauvre homme… qui jamais ne se plaignait ! Il a pris ses clics et ses clacs. Puis il était reparti chez lui. Gros- Jean comme devant… Il est mort quelques mois après ! Il n’y a pas pire menteurs que les médecins ! C’est depuis peu, seulement, qu’on commence à dire la vérité aux malades. Mais, à l’époque, mon père n’a jamais réellement su qu’il avait un cancer. Tout du moins de la part du corps médical. Seul Roland, mon frère, qui l’avait appris en profitant de l’absence momentanée du spécialiste, pour mettre le nez dans ses dossiers. C’est là qu’il avait découvert le pot aux roses. « Cancer de la gorge »… C’était marqué en toutes lettres. De retour à la maison, mon frère avait chialé toutes les larmes de son corps. Et mon père qui répétait souvent : « Je savais bien que je n’avais pas un cancer. Hein ? Hein ? Je savais bien que ça n’en était pas un. -Non, Mathieu, tu n’as pas de cancer, mentait ma mère ». Au début tout du moins. Elle lui cachait la vérité. Mais, connaissant son caractère vachard, elle avait bien dû finir par le lui dire, un jour où elle était mal vissée. Maintenant, on ne cache rien. C’est bien mieux. Même si côté toubib, il y en a qui prennent cela très à la légère comme Ramadin ! Oui, Ramadin, c’est de toi que je parle ! Et dire que j’ai donné des cours à ton fils autrefois ! Pendant des années j’ai même travaillé avec ta femme à l’école. Puisque nous étions instituteurs tous les deux à Jacques Prévert ! Comme dit Anna : « C’est ton médecin. Pas ton copain ». Quand même, il aurait pu m’envoyer faire une prise de sang chaque année. Comme le lui avait demandé le spécialiste. Quand j’ai reçu le résultat de mon PSA, sa secrétaire m’avait conseillé de l’attendre dans le couloir de son cabinet. Je me souviens. C’était un soir vers 17heures. « Il est absent pour l’instant. Restez là. Il n’en a pas pour long. -Je suis pressé. C’est que j’ai un rendez-vous à Troyes à 20 heures. » En réalité, je n’avais pas de rendez-vous du tout. On allait voir les Chœurs de l’Armée Rouge avec Anna. Mais bon… Je n’allais pas non plus raconter ma vie à la secrétaire. « A votre place je patienterais, m’avait-elle encore répété. Surtout avec le taux de PSA que vous avez… Il vous prendra entre deux clients. Il vous expliquera. -Bon. Une petite heure. Pas plus. » J’ai attendu, attendu. Debout, dans le couloir. Et comme dit la chanson : « il n’est jamais venu ». Alors, la mort dans l’âme. A 19 heures 15, j’ai levé le camp. « Dommage », a fait sa secrétaire. Je comprends qu’il ait d’autres chats à fouetter. Je ne suis pas tout seul au monde. Enfin quoi ! Plus de deux heures dans le couloir ! Debout ! On a le temps de sympathiser avec la secrétaire. D’autant plus que j’ai eu sa fille à l’école. Sûr que sa secrétaire l’a prévenu.
Il aurait quand même pu me téléphoner… CHAPITRE 4

Alors, opération ou rayon ? That is the question… Le professeur Denisch m’a dit qu’il Si j’avais le choix, je préfèrerais les rayons. Même si ça fatigue. Même si je vais perdre mes cheveux. J’en ramassais déjà pas mal dans le lavabo, le matin, en me levant. Ca va être le bouquet. Je vais être chauve comme un œuf ! Tant pis ! Je mettrai une perruque. « Mais non, m’a dit Estelle ! C’est la chimio qui fait perdre les cheveux. Pas les rayons ! Ca fatigue, tout au plus. J’ai même eu un ami que cela faisait dégobiller. Mais je n’ai jamais entendu dire que quelqu’un avait perdu ses cheveux ! A la limite, le distrait qui aurait oublié de reprendre sa perruque restée accrochée à la patère de la cabine de déshabillage, au moment de sortir. De toute façon, ça dépend des personnes. Il y en a à qui ça ne fait rien du tout.» Me voilà rassuré. C’est que j’y tiens à ma chevelure ! Je n’ai pas envie d’être comme Finalement, quand on y réfléchit…qu’est-ce que c’est qu’une vie ? On vient au monde sans cheveux, sans dents. Peu de temps après, on devient sourd. On radote. On vous fait boire. On vous fait manger. On a besoin d’un déambulateur pour marcher. On fait dans ses garnitures. Puis quelques années plus tard… « Salut les mecs ! Je me trisse »… Et on repart d’où on est venu. Dire qu’il y en a qui se redressent ! Qui veulent péter plus haut que leurs fesses ! Ou qui passent le plus clair de leur temps à emmerder tout le monde ! Tas d’imbéciles ! Ma mère répétait toujours : « Sur terre on est si peu de chose. Souviens-toi que tu n’es que poussière. Et que tu retourneras en poussière.» C’est vrai qu’on est peu de chose. Un tas de merde. Tout au plus. Avec en plus un sacré bon sang de cerveau. Qui t’oblige toujours à tout penser. A tout peser. A tout mesurer. A toujours vouloir couper les cheveux en quatre – comme la chimio. Et tout ça pour se mettre dans des états pas possibles. A dire toujours des « Et si… et si… » des « Oui mais alors là, il faudrait que… » puis des « Ne pensez-vous pas que… » Hé là ! STOP ! Qui commande ici ? Arrêtez-le ! Empêchez-le de penser ! C’est peut-être pour cela que j’adore les animaux. Les chiens en particulier. Ils ne pensent pas, eux. Ils sont bien tranquilles. Ils sont tout amour. Toute dévotion. Ils n’ont qu’un Dieu : leur maître. Et toute leur pensée va vers lui. Ca leur suffit pour vivre. Quelle idée il a eu aussi le créateur… ? A nous « fourguer » un cerveau dans l’occiput ? Il aurait pu se tenir tranquille. Un cœur c’était amplement suffisant. Il ne me reste peut-être plus que quelques années à vivre… Quelques mois peut-être ? Non mais ? Sans blague ? Réagis ! Ne te laisse pas aller comme une chiffe molle. Pense à ton frère. Tiens, c’est vrai. Lui qui est mort sen Allemagne, sur le bord d’une autoroute. Il s’est engouffré sous un camion avec sa passagère. Le chauffeur qui ne s’était même pas rendu compte, l’a traîné sur une centaine de mètres… Peut-être davantage. De toute façon, on ne sait pas. On n’était pas là pour voir. Il partait en Suède. Il voulait voir le soleil de minuit… On pourra dire qu’il l’aura vu « le soleil de minuit »… Quand les secours sont arrivés, il a juste eu le temps de dire : « Oh, mon Dieu ! » Oui, « oh mon dieu ! » C’est cela qu’il avait dit. Puis il avait ajouté : « Et Clara ? » Clara, c’était sa passagère. Tuée sur le coup. Puis il s’était endormi pour de bon. Mais il faut le savoir, bande de bigots, Dieu n’écoute jamais les prières…. En plus il est sourd comme un pot. Ma mère a failli devenir folle. Et mon père ne valait guère mieux.
Moi qui ne l’avais jamais vu pleurer, j’ai été servi. Mais il y avait de quoi ! Nom d’un chien de nom d’un chien ! Qu’est-ce qu’il voulait de plus ce bon Dieu-au- cœur- de- pierre ? Lui qui n’est même pas capable d’écouter un gamin d’une vingtaine d’années ? Qu’il lui récite tout un rosaire !? C’est cela ? Il n’a pas eu assez son content ? C’est que le temps pressait… Tiens, le bon dieu il a autant de conscience professionnelle que le Docteur Ramadin. Un bon catho aussi celui-là. Une grenouille de bénitier. Un cul-béni comme on n’en fait plus. Les calotins, ils me dégoûtent avec leurs simagrées. Ne te tracasse pas vieux frère ! On ira tous. Pour moi ça se précise. Mais crois-moi, je vais tâcher de retarder l’échéance. Juste de quoi faire chier la camarde. Oh, j’ai bien compris ce qu’elle voulait ! Je ne suis pas fou. Mais le père Bariot, crois-moi, il n’est pas prêt à lâcher la rampe. Il faudra qu’elle vienne le chercher. La salope ! Alors, Rolinet, mon frère, si tu as vu pointer le bout de mes oreilles, patiente encore un peu. J’arrive, mais, ce n’est pas encore pour tout de suite. Avec moi, les gens ne savent pas comment m’aborder. Il y a ceux qui parlent à voix feutrée, comme si j’étais un grand malade. Il y a ceux qui me fuient parce qu’ils ne savent pas quoi dire. Jusqu’à l’électricien venu pour entreprendre des travaux à la maison et avec qui il avait été difficile de fixer un rendez-vous. Normal. Je ne sais pas quand on va m’opérer. C’est ce que je lui ai dit. Avant, il faut connaître l’étendue des dégâts. Passer des scanners, des IRM et tutti quanti. A force de répondre à ses questions, j’ai fini par lui avouer que j’avais un cancer. « Merde ! » qu’il a fait. Suivi d’un long silence. Je venais de lui couper la chique ! Ca ne l’a pas empêché de m’envoyer un devis salé quelques jours plus tard. Il a dû penser : « Le vieux, il va bientôt claquer. Dépêchons-nous de lui prendre son oseille pendant qu’il est temps. Après ce sera trop tard ! » C’est vrai que le mot « cancer » fait peur. Comme la lèpre autrefois - Encore un peu et je vais me promener avec une crécelle ! Mais aujourd’hui, il est battu en brèche par le sida. Certes on en a encore la trouille, mais, bon ! Ca commence à faire couleur locale. Il y en a tellement ! C’est vrai qu’on vit dangereusement. Mais où aller ? Autour de moi, il n’y a plus que cela : des centrales par ci, des poubelles nucléaires par là. Comment voulez-vous qu’on ne soit pas malade ? Il y a quelques années de cela, en nous rendant en Allemagne, il y avait des travaux sur l’autoroute. Figure-toi qu’on est resté coincé près d’une heure derrière un camion de transport de déchets nucléaires. Pas moyen de s’extraire de la file. Les voitures nous cernaient de partout. Après on se dit : « Tiens Untel, il a chopé le cancer ! » Il ne faut pas s’étonner. Pourtant, j’ai échappé à pas mal de choses : la grippe aviaire, la grippe porcine, la grippe espagnole, qui vous met la fiole de traviole, celle de Hong Kong qui vous met les yeux en dragées, celles de Culoison, de Montfroc ou de Plougastel Daoulas… Merci Roseline Bachelot ! Mais plaf ! Il n’y avait qu’un petit cancer qui traînait sur ma route ! Et je me le suis pris en pleine poire. Décidément, je n’en fais pas d’autres ! Enfin, il y a Lucie, ma fille cadette, celle qui est au Québec. Elle a une manière bien à « Coucou Papa ! » qu’elle m’a écrit, l’air faussement décontracté. C’est souvent qu’elle met ça dans ses courriels. « Coucou Papa ! » « J’ai appris que tu avais un cancer. » Ensuite, elle m’a signalé des tas de personnes Sa sœur aînée aussi, elle s’y est mise. Qui est allée me citer Mitterrand. C’est vrai qu’il y a eu des prostates célèbres dans l’histoire. Des prostates qui auraient mérité d’être encadrées. Accrochées aux cimaises des musées nationaux. Ou immergées dans du phénol. Des cohortes de touristes feraient des kilomètres et des kilomètres pour s’extasier devant les bocaux : « Vain Dieu, la belle prostate ! » Et partout dans les galeries, sur les murs des couloirs figureraient des mises en garde : « Photographies interdites ». Puis des hôtesses et des guides rappelleraient à la faune touristique déçue que des cartes postales et des posters sont à leur disposition à l’accueil. Le rival du général De gaulle a bien commencé à entrer en politique avant d’être en délicatesse avec sa prostate. Moi, j’effectue le processus inverse. Attendez-vous les copains à me voir bientôt à l’Elysée ! Quelle idée aussi elle a eu, Estelle, de prévenir sa sœur cadette ! Je l’avais pourtant suppliée de ne rien dire. Si vous croyez qu’elle m’a écouté. « Trop tard. C’est fait, qu’elle m’a signifié. En tant que sœur, c’était de mon devoir de Anna avait ajouté : « Si elle ne l’avait pas fait, c’est moi qui l’aurais prévenue ». Et allez donc. Il n’y a plus qu’à mettre un article dans le journal : « Nous portons à votre connaissance que Vincent Bariot, dont le domicile est à Blanville, vient d’attraper le cancer de la prostate… » Chaque année, nos quotidiens L’Est Eclair et Libération Champagne organisent le concours du plus beau poisson. On pourrait aussi mettre sur pied le concours de la plus grosse prostate ? Pourquoi pas ? Et on me photographierait, tout sourire, la prostate tenue à bout de bras par les ouïes : « 4 kilos 300 pour la prostate de monsieur Bariot! Qui dit mieux ? » que le journal mettrait en légende sous la photo. « 4 kilos 300… ? Présomptueux, va ! », se récrieraient les copains jaloux. Il n’empêche que je gagnerais un week-end pour deux aux grottes de Han ! Anna se jetterait à mon cou pour me remercier. En criant : « On a gagné ! On a gagné ! » - Elle qui a parfois l’humeur délirante ! D’autant plus que ni l’un ni l’autre on les connaît les grottes de Han. On ne sait même pas où ça se trouve. C’est le moment ou jamais. J’irais avec mon petit sac d’urine pendu à la ceinture - d’après Anna, il paraît que ça ne se voit pas sous un manteau - … pendant qu’elle, elle irait visiter la grotte. Vu que je suis claustrophobe, je l’attendrais à la sortie. Attablé à la cafétéria. Ca doit bien exister les cafétérias, autour des grottes de Han ! Ce serait bien le seul endroit au monde où le touriste ne cracherait pas au bassinet ! Puis on reviendrait bien sagement à Blanville, en car de tourisme, les bras chargés de cadeaux et la tête pleine de souvenirs. On raconterait tout aux filles. Surtout à Lucie, qui patauge avec ses raquettes dans les contrées sauvages du Canada, au milieu des Indiens, des trappeurs et des ours blancs ! Pour en revenir à Lucie c’est vrai qu’Anna a failli en faire une maladie quand elle a appris qu’elle partait chez les « petits cousins. » « Mon Dieu ! qu’elle s’était récriée. Elle n’aime pas ses parents. » Mais il y avait erreur sur la personne. C’est ce que je lui avais expliqué. Ce n’était pas ses parents qu’elle n’aimait pas, c’était la France. En outre, comme il y en avait qui lui avaient envoyé pas mal d’os à ronger, les petits Français, elle ne pouvait plus trop les voir en peinture. Sur ce terrain-là, je la comprenais. Le Canadien est bien plus chaleureux que le Français. Même s’il a toujours le nez gelé. Ca ne l’empêche pas d’être aimable ! En plus quand tu as goûté à la vie là-bas, tu n’as plus envie de revenir. Je le sais bien pour m’être rendu sur place en juin dernier. Histoire de me rendre compte. Et comme elle habitait à Paris, c’était la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase ! Il n’empêche. J’aurais bien voulu qu’elle ne sache rien, de mes petites misères. Comme me disait autrefois, mon ancien Directeur d’école : « A chacun sa merde ! » Il est vrai que tôt ou tard, chacun finira par l’avoir, son paquet. En ce qui me concerne, je viens de le recevoir, tout frais, tout chaud. Tant pis pour moi. Je n’avais pas besoin de me trouver là. Vivre comporte des risques. Tout le monde sait cela. Dès la naissance. Il ne faudrait jamais l’oublier ! Pour en revenir à Lucie, tu parles…. Elle est toute seule là-bas. Je ne voudrais pas qu’elle culpabilise d’être partie si loin. Qu’elle s’imagine qu’on lui en veut de nous avoir laissé en plan ! C’est ce qu’Anna a d’ailleurs fini par comprendre: « Il vaut mieux qu’elle soir heureuse loin de chez nous, que malheureuse à côté ! » Pour une fois, elle n’avait pas parlé pour ne rien dire. Mais je ne voudrais surtout pas qu’elle rapplique. Les billets d’avion coûtent si cher ! Et qu’est-ce qu’elle pourrait faire d’autre en rentrant en France? Elle n’est pas Ce n’est pas que je ne veux pas d’elle. Loin de là. Anna et Estelle avaient d’ailleurs projeté de lui rendre visite au mois d’août prochain. Pourvu qu’après l’opération, je puisse me remettre au plus vite. Qu’elles n’en viennent pas à changer d’idée ! Anna avait prévenu : « On annule tout ! -Et ta fille qui se fait une joie de te revoir, que je lui ai dit. -Je ne peux pas te laisser tout seul aux mains des infirmières, » qu’elle avait répliqué. Bon… C’est bien connu. Les infirmières ont la réputation de ne pas avoir froid aux yeux… Mais il ne faut tout même pas exagérer. Son bonhomme n’est quand même de toute première fraîcheur. Surtout avec sa prostate qui pendouille ! En plus, il n’est pas à la dernière extrémité. « Puis, comment tu feras quand tu rentreras ? Après l’opération ? Comment tu feras ton lit ? Qui fera ton ménage ? Qui préparera tes repas ? » a-t-elle encore énuméré. Ca c’est tout Anna. Pour elle, je suis encore un bébé - biberon. Un bébé sur lequel on doit veiller sans arrêt. Car il ne sait pas se débrouiller tout seul. Parce que, moi, bien entendu. Je ne devais pas y retourner au Canada. Du moins pas maintenant. Je devais rester bien sagement à la maison. A faire de la peinture et à tondre le gazon… Ce qui sera vite fait. Si le soleil donne autant qu’il a donné cette année, l’herbe ne risque guère de pousser. C’est pour ça, qu’il faut que je m’en sorte au plus vite des médecins et des hôpitaux. Je ne voudrais pas changer le projet des femmes… Tiens, si je m’écoutais, je prendrais le train, l’avion ou la voiture et je partirais comme ça, droit devant moi. Profitant de la vie au maximum… Mais non. Je ne peux pas faire ça à Anna ! D’autant plus que c’est moi qui suis allé la chercher dans sa Pologne natale pour me la marier… Ca, c’est ce que je me disais autrefois, quand j’étais célibataire. « Si tu avais encore quelques mois à vivre, qu’est-ce que tu ferais ? » C’était alors des croisières à n’en plus finir. Des séjours pépères dans des hôtels grand luxe. Des promenades à dos de chameaux. Des gondoles à Venise. Des promenades dans l’Orient-Express. Puis surtout la joie immense de dire enfin « merde !» à tous ceux qui m’ont gonflé ma vie durant et qui continuent à le faire. Fuir. Loin. Très loin. Au bord du monde. Jusqu’à ses plus lointains faubourgs ! Et connaître l’extase. L’EXTASE la plus totale. Un peu comme mon frère et son soleil de minuit. Mais en moins tragique. Cependant, aujourd’hui, je ne peux tout de même pas laisser Anna toute seule. Anna qui travaille encore. Et qui n’en finit plus de travailler. A cause du Nain qui recule sans arrêt l’âge du départ à la retraite… Si ça continue, quand elle s’arrêtera, je ne serai déjà plus là. Déjà que je ne la vois pas beaucoup. Moi à l’ordinateur. Elle au boulot. Levée cinq heures et demie, retour dix-sept ou dix-neuf heures. Avec juste une pause de quarante-cinq minutes, à midi. J’aimerais bien qu’elle s’arrête. « Quelle idée aussi d’épouser une femme jeune ! » m’avaient dit des amis. « Vous ne pourrez jamais partir en voyage ! Finalement, ça ne sert à rien que vous soyez à la retraite. Puisque vous êtes obligé de l’attendre ! » L’attendre… L’attendre… C’est ça qui va être dur. Allons, accroche-toi ! Un peu de courage ! Et surtout ne réfléchis pas ! Pense à tout de suite ! Prends les choses comme elles viennent. Laisse-leur le temps d’arriver. Ca ne sert à rien de songer à demain. D’abord tu fais de l’huile. Et ça complique tout…

Source: http://laplanchamots.fr/stock%20dossiers/bloc-notes/le%20l%E9zard/LE%20LEZARD%20DANS%20LE%20BUFFET%20_1_.pdf

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